Comment Daniel Legrand, qui avait été acquitté en 2005 par la cour d'appel de Paris, a-t-il pu de nouveau être jugé en 2015 ?
Parce qu'une partie des faits qu'on lui reprochait avaient été commis alors qu'il était mineur. Après le fiasco judiciaire qu'avait été l'affaire d'Outreau, l'idée des différentes parties était de laisser mourir l'affaire pour arriver à la prescription des faits. C'était sans compter sur une association, Innocence en danger, qui en 2013 saisit le procureur général de Douai. C'est à cause de cette association que Daniel Legrand a été rejugé du 16 mai au 5 juin 2015...
Oui, parce que c'était presque choquant de relancer ce jugement. Mais on n'avait pas moyen de faire autrement. On était coincés. Ce que j'exposerai lors de ma conférence, c'est ce qu'il y avait derrière. Innocence en danger avait financé un film du journaliste Bernard de la Villardière qui remettait en cause les acquittements. Si elle obtenait la condamnation de Bernard Legrand par la cour d'assises des mineurs de Rennes, tout repartait : ils vendaient des bouquins, vendaient leur film... C'était bingo pour eux. C'est ça l'histoire, c'est qu'une affaire de business.
L'importance de dépayser les dossiers quand l'enjeu est trop fort. Quand on est extérieur au dossier, parce que ce n'est pas notre parquet, ce n'est pas notre juge d'instruction, ni notre chambre d'instruction, qu'on n'a pas la pression des médias, on aborde les choses différemment. En 2005, mon collègue Yves Jannier avait requis l'acquittement général pour les six accusés. Dont Daniel Legrand. Comme lui, je me suis rendu compte à la lecture du dossier qu'il y avait plein de choses qui n'allaient pas, qui ne tenaient pas, et on n'en a pas tenu compte. L'affaire d'Outreau, c'est presque un modèle de ce qu'il ne faut pas faire en matière de justice. Pour dire les choses autrement, c'est le modèle de ce qu'il faut faire pour construire des culpabilités là où il n'y en a pas.
Non, ce n'est pas ça le problème. J'ai connu de jeunes juges d'instruction qui étaient très très bons et à l'inverse des vieux qui ne l'étaient pas du tout. Il a eu, à coup sûr, un très grand rôle dans ce fiasco. Mais il n'était pas seul dans cette histoire. Il y a le procureur Lesigne qui faisait de très beaux rapports, très convaincants. Et la chambre de l'instruction, censée examiner tous les rapports du juge d'instruction, mais qui n'a pas tenu son rôle. Elle a fait confiance. Elle n'a pas plongé son nez dans le dossier en fait.
Daniel Legrand m'a déchiré. Il était abattu, dépressif, sous médicaments. Les fils Delay, c'est pareil. Prenez Jonathan Delay, il donne le change. Il parle bien, est inséré socialement, mais on voit bien que c'est l'association qui l'entoure qui l'empêche de se questionner sur son histoire. Je n'oublie pas que ces enfants ont été victimes du pire. Sauf qu'ils n'ont été victimes que de leurs parents et d'un couple de voisins. C'est énorme déjà, bien sûr. Mais il n'y a pas eu de réseau pédophile, ni de meurtre de petite fille comme cela a été affirmé à un moment de la procédure.
Ce sont des faux souvenirs et ils ont été entourés de gens qui n'ont cessé de réalimenter ces faux souvenirs. Quand vous avez 5 ans et qu'on vous dit voilà ce qu'il s'est passé et qu'on répète ça en boucle, l'enfant finit par y croire. Jonathan a réaffirmé à l'audience de Rennes qu'à 5 ans, il a creusé la tombe d'une petite fille sous les coups de son père. Une tombe de 2 m3 : deux mètres de long, par un mètre de large et d'un mètre de profondeur. Seul. Au mois de janvier. Dans la terre gelée du nord de la France. Qui peut imaginer que ce soit possible un truc pareil ?
C'est la question. C'est juste incroyable.
Je me rappelle avoir hurlé : " Je veux lire dans la motivation de votre jugement que vous acquittez Daniel Legrand non pas au bénéfice du doute, mais parce qu'il est innocent et que vous en avez la certitude ". J'ai requis quatorze fois l'acquittement dans ma carrière. Mais c'était toujours parce que je n'arrivais pas à prouver la culpabilité de l'accusé. Daniel Legrand est un cas unique. Il était pleinement innocent et j'en étais convaincu.
Qu'il faut toujours se méfier de soi-même. Qu'il faut qu'ils se demandent si ce qu'ils lisent dans un dossier d'accusation est bien la réalité de ce dossier ou bien si leur perception n'est pas polluée parce qu'ils en pensent. Et de ne pas hésiter à demander le dépaysement, dans le cas de dossiers complexes, tendus et qui ont un gros retentissement médiatique.
Conférence de l'avocat général Stéphane Cantero, " Affaire d'Outreau : une terreur judiciaire ", proposée par l'association Pratik Ô droit. À 17 h 30 le jeudi 9 mars dans l'amphi 500 de la faculté de droit, campus de Tohannic. Entrée libre.
À Outreau, dans le Pas-de-Calais, les enfants Delay dénoncent des faits d'agressions sexuelles et de viols dont ils ont été victimes de la part de leurs parents et d'un couple de voisins. L'accusation s'étend ensuite à treize autres personnes.
2004
Au procès de Saint-Omer, les parents Myriam Badaoui et Thierry Delay et leurs voisins plaident coupable et sont condamnés. Mais aussi six accusés qui eux clament leur innocence.
2005
Au procès en appel devant la cour d'assises de Paris, ces six accusés sont acquittés, après que Myriam Badaoui avoue avoir tout inventé les concernant.
2013
Le parquet de Douai renvoie Daniel Legrand devant la cour d'assises des mineurs.
2015
Daniel Legrand est acquitté une deuxième fois à Rennes.